La violence de l’insécurité

Il peut paraître pertinent de reconnaître une certaine augmentation, relativement récente, des manifestations de  la violence, le plus spectaculairement sous des formes délinquantes et plus profondément dans la vie économique en lien avec la crise de l’Etat social et de son modèle de solidarité. Mais, l’ampleur de l’expression du sentiment d’insécurité semble dépasser la réalité de ces phénomènes. 

Conclusion

Parallèlement, on peut mettre en évidence l’omniprésence des manifestations auto-agressives dont l’importance paraît inversement proportionnelle à sa médiatisation.

En croisant l’ensemble de ces données avec des approches historiques, sociologiques et  psychanalytiques, on peut formuler une hypothèse peut-être pertinente : l’emprise grandissante de modes de vie individualistes suscite des formes d’insécurité nouvelles. Cette hypothèse doit pouvoir être appréhendée au-delà de tout jugement moral, au moins a priori. Il est possible que ce soit, en effet, la contrepartie incontournable des avancées des libertés démocratiques. Il ne faudrait donc pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! Mais l’enjeu est d’importance puisqu’il faut bien constater que les « demandes de sécurité » constituent un risque majeur pour les régimes démocratiques. Dans ce sens, à lui seul, le durcissement des politiques de répression ne produit pas la sécurité attendue et s’avère plutôt chargé de nombreux effets pervers.

Une série de paradoxes est moins énigmatique quand on distingue sûreté et sécurité, la première étant l’état objectif du degré de protection—surtout physique—alors que la deuxième est un équilibre subjectif instable. Cet équilibre subjectif instable est particulièrement éclairé par le processus de la construction de l’estime de soi. L’estime de soi repose sur trois piliers : une sécurité de base correspondant au narcissisme primaire, une adéquation suffisante avec un système de valeurs acquis et des relations actuelles d’amour, d’amitié, d’appartenance… On peut alors comprendre que, pour se sentir en sécurité, on puisse passer par des moments de confrontation avec le danger pour éprouver sa force et les limites de son corps, s’assurer certains mérites et renforcer ses liens d’alliance. C’est pour cette raison, par exemple, que vouloir trop protéger un enfant ou un adolescent a pour résultat paradoxal (en apparence seulement) de générer une insécurité elle-même dangereuse.

Ces logiques complexes nous concernent d’ailleurs tout au long de notre vie, nous renvoyant chacun à nos propres fondations narcissiques, à la fidélité à nos idéaux et à nos relations privilégiées. Il n’y a guère d’autres garanties que d’essayer de garder contact avec ces trois registres de l’existence qui montrent que le plus subjectif reste chevillé au plus collectif. Soutenir, dans tous les sens du terme, que subjectif et collectif sont indissociables est une manière de dire qu’il est, en fait, extrêmement dangereux de trop valoriser l’individuel. Pour paraphraser Winnicott, soutenons qu’un individu, ça n’existe pas… tout seul en tous cas !

Aussi, face aux manifestations multiples de l’insécurité, il est impératif de faire la part des choses. S’agit-il de défauts de sûreté ou de défauts de sécurité ? Presque toujours, la confusion nous amène à privilégier la recherche effrénée de la sûreté. On recherche sans cesse de nouveaux dispositifs objectifs, de nouvelles technologies, sans mesurer que nous succombons alors à un mot d’ordre pernicieux : surveiller et punir. A l’instar des ravages provoqués dans le monde du travail par les procédures d’évaluation individualisée qui transforment les collègues en rivaux, la sacralisation de la « sécurité » pourrait aboutir à la destruction des ressources collectives qui sont pourtant l’unique ressort fondamental d’un authentique sentiment de sécurité, dans l’équilibre entre le contact et le conflit. Voilà un paradoxe qui paraît bien dangereux !

Bien sûr, la réalité est complexe. Mais, il nous faut continuer à penser sans tout mélanger. La sécurité ne peut pas s’obtenir uniquement par la sûreté. Au contraire, la sécurité suppose par moment la prise de risque. Alors, à tous les niveaux de nos interventions, le défi serait de soutenir le pari démocratique. Par cette formule du « pari démocratique », je tiens à souligner que la démocratie, pas plus que la santé ou la sécurité, n’est un état stable. Il s’agit plutôt d’un effort à sans cesse renouveler et sans occulter pour autant la fragmentation qui résulte de l’individualisme. Dans la recherche plus tempérée d’un « rassurer et protéger », il faut accepter un équilibre par nature précaire entre sûreté et sécurité. C’est dans cette tension qu’il reste toujours à inventer.

Mais, il faut éviter les discours apocalyptiques qui risquent, à terme, de fonctionner comme des prédictions autoréalisantes. En effet, ces discours sombres et catastrophistes participent aux troubles de l’estime de soi. En disqualifiant trop facilement nos sociétés, nous nous disqualifions nous-mêmes et nous entretenons les logiques mélancoliques et dépressiogènes que nous prétendons dénoncer. Rappelons-nous alors la formule de Descartes : « […] Lorsque l’espérance est si forte qu’elle chasse entièrement la crainte, elle change de nature et se nomme sécurité ou assurance ; et […] lorsque la crainte est si extrême qu’elle ôte tout lieu à l’espérance, elle se convertit en désespoir. » 

« Violence de l'insécurité », Didier Robin, Presses Universitaires de France, 17,58 Euros