Directive tabac : quelles alternatives compatibles avec le protocole de l’OMS ?

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Crédit: Jeremy Paige / Unsplash

La ratification du protocole de l’OMS visant à instaurer un système de traçabilité du tabac indépendant des fabricants avance à grand pas. Dans ce contexte, pourtant, la Commission européenne a pris une décision d’autant plus incompréhensible qu’elle piétine les recommandations de la santé mondiale… et égratigne les engagements du président Macron.

Pour lutter contre le commerce parallèle de tabac, fléau qui concerne 12% des 6000 milliards de cigarettes vendues dans le monde chaque année et se traduit par une perte fiscale de 50 milliards de dollars par an, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a adopté en 2012 un traité international : le Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite de tabac ». Ce texte définit la nature et les éléments constitutifs des systèmes de traçabilité des produits du tabac.

Partant du constat que c’est l’industrie du tabac qui alimente elle-même ce commerce parallèle – à plus de 98% selon des sources parlementaires – l’OMS a fixé plusieurs conditions essentielles : ces systèmes devront être sous le contrôle des États (article 8-2), leurs coûts peuvent être supportés par l’industrie du tabac (article 8-14) mais ne doivent aucunement lui être délégués (article 8-12), la participation de l’industrie du tabac étant limitée au strictement nécessaire (article 8-13).

Pour que ce système soit opérationnel, il est nécessaire que le Protocole de l’OMS soit en vigueur. Malgré les tractations de l’industrie du tabac pour l’empêcher, il le sera 90 jours après sa 40e ratification. Optimiste, le DG de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus entend annoncer l’entrée en vigueur du Protocole lors de la 8e Conférence des Parties (COP8) de l’OMS à Genève à partir du 1er octobre 2018. Laquelle sera suivie de la première réunion des parties, destinée à préciser les conditions d’application du Protocole et les exigences techniques des systèmes de traçabilité.

A partir de cette date, les réglementations de chaque signataire devront s’aligner et les gouvernements organiser les appels d’offres pour choisir les fournisseurs du système. Pourtant, dans ce contexte de ratification imminente, la Commission européenne a choisi une voie bien différente.

 

Une Directive tabac contraire au Protocole de l’OMS

Partant du postulat que l’UE n’avait pas l’obligation de mettre en œuvre le Protocole de l’OMS avant 2023, la Commission a défini son propre système fin 2017. Bien des intervenants ont critiqué la part belle confiée aux industriels, dénoncé leurs liens incestueux avec la Commission. La médiatrice européenne Emily O’Reilly a déploré les effets délétères de ces connivences, évoquant une « faillite générale ». Le député européen français Younous Omarjee a d’ores et déjà déposé une résolution pour que les textes européens soient mis en conformité avec le Protocole de l’OMS, que le député européen roumain PPE Cristian Busoi consulte actuellement les associations anti-tabac dans le même sens, cette affaire intrigue de plus en plus.

Les révélations du Canard enchaîné du 28 mars 2018, de France Culture le 3 avril et plus récemment l’émission C politique du 20 mai concluaient toutes dans les mêmes termes : les fabricants de tabac contrôleront une partie du système européen de traçabilité… ce qui le rend contraire au Protocole de l’OMS.

De leur côté les ONG, qui critiquaient toutes sans ménagement le système de la Commission lors de la consultation de septembre 2017, continuent de s’insurger contre ce cadeau fait à leur pire ennemi. En décembre 2017, Smoke Free Partnership, une association qui a fait de la traçabilité du tabac son violon d’Ingres, publiait en désespoir de cause après l’adoption des actes dérivés par la Commission un communiqué souhaitant que l’UE se dote dès l’entrée en vigueur du Protocole « des règles efficaces de suivi et traçabilité du tabac et de renforcer ses propres règles concernant particulièrement les faiblesses présentes du système ». Cette position partagée par d’autres ONG, certaine dont la parole avait été coupée aussi sèchement que le robinet des subventions de la DG SANTE en charge du système, n’est pas restée isolée. La Comité National contre le Tabac, estimait le 19 avril par la voix de sa directrice Emmanuelle Béguinot qu’il « ne s’agit en aucune cas d’un modèle à suivre », le Professeur Martinet ajoutant que le Protocole « doit constituer la référence ».

 

« Dossier le plus lobbyisé de l’histoire de l’Union »

Sans doute faut-il remonter à la rédaction de la Directive Tabac, le « dossier le plus lobbyisé de l’histoire de l’Union », pour identifier la racine du mal. Alors que le commissaire à la santé John Dalli (qui souhaitait imposer le paquet neutre à toute l’Union) est démis de ses fonctions pour une affaire de corruption montée de toutes pièces, la plupart des contraintes mises à la charge de l’industrie du tabac passait aux oubliettes. En matière de traçabilité, des missions essentielles lui sont confiées, après que la Commission a subtilement fait retirer toutes les mentions à l’indépendance du système et au Protocole de l’OMS – pourtant déjà signé par l’Union en 2013 !. Le Parlement Européen a bien essayé de rajouter cette indépendance au texte final, les amendements des députés ne seront jamais pris en compte.

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John Dalli, commissaire européen à la santé qui voulait la fin du paquet neutre, aura été écartée de son poste à la Commission Santé en 2013, à la suite d’une machination politique qui fera date dans l’histoire de l’Union.

Retrait du Protocole de la Directive, insistance sur la date de 2023 pour l’obligation de mise en œuvre du Protocole, chantage à la subvention pour les ONG, accélération du calendrier pour finaliser les actes d’exécution et délégués de manière à créer l’imbroglio juridique l’entrée en vigueur du Protocole, difficile de ne pas voir dans ces manœuvres des « efforts » de la Commission pour complaire à l’un des lobbies les plus puissants de Bruxelles.

Mais en France, ce piétinement des règles de l’OMS est d’autant plus préjudiciable que le Président de la République s’est engagé à appliquer le Protocole de l’OMS.

 

Dépasser l’imbroglio juridique : vers une traçabilité indépendante ?

La solution la moins risquée serait de surseoir à l’application d’un texte européen fort critiqué avant la présentation des exigences du Protocole lors de la première réunion des parties en octobre prochain. Après tout, ce ne serait pas le premier retard d’application du droit de l’Union par un État membre, France comprise… et puisqu’il en irait de la santé publique, et du contrôle de l’industrie du tabac dont les écarts répétés vis-à-vis du droit sont connus, on voit mal comment elle pourrait avoir gain de cause. A contrario, un empressement dans la mise en œuvre de règles si contestable apparaitrait comme un énième succès du lobby du tabac, sur le plan national cette fois.

Une autre voie pourrait se dessiner, comme certains États membres semblent en faire le choix pour protéger leur industrie séculaire des timbres fiscaux. Deux systèmes parallèles seraient mis en place: l’un de pure conformité aux règles européennes, l’autre remplissant certaines exigences de ce système en déployant une couche parfaitement indépendante en application du Protocole. Il ne s’agirait ni plus ni moins que de mettre en œuvre des systèmes analogues à ceux que l’organisation internationale de santé publique qualifie dans ses publications de « meilleures pratiques internationales »[i] depuis de nombreuses années. Des systèmes réputés infaillibles dont la Commission européenne n’aura, étrangement, pas jugé bon de s’inspirer

Une pareille voie semble aller dans le sens du droit. Ainsi, la mise en œuvre de dispositifs de marquages au niveau du paquet et de la cartouche de tabac (les contenants distribués dans le commerce de détail) tels les timbres fiscaux améliorés que l’OMS encense dans ses publications, dotés des informations exigées par la Directive tabac agrégées dans une base de données propre à l’État en question avec les informations relatives aux conditionnements supérieurs (contrôle logistique), en parallèle de la base de données sous le contrôle des industriels du tabac, telle qu’exigée par la Commission : voilà qui se plierait à ces exigences contradictoires.

D’un côté, l’application des exigences minimalistes de la Directive tabac et de ses actes dérivés, de l’autre la mise en œuvre d’un système respectant les principes fondamentaux du droit de l’OMS, permettrait aux autorités nationales de sortir par le haut de cette situation alambiquée.

Cette alternative aurait l’avantage de prévoir la mise en œuvre du système indépendant imposé par le Protocole, tout en se conformant aux exigences des actes d’exécution et délégués de la Commission dans l’attente d’une mise en conformité en bonne et due forme des seconds au premier. Elle protégerait ainsi ses ordonnateurs contre les soupçons qui pourraient nécessairement naître de la priorité donnée à une Directive tabac boiteuse plutôt qu’au droit de l’OMS, plus solide.

Elle aurait surtout l’intérêt de mettre en œuvre un système fiable de lutte contre ce fléau de santé publique, de finances publiques et de financement des organisations de criminalité organisée. Elle aurait enfin l’avantage de protéger les débitants de tabac, ces préposés de l’administration qui se retrouvent cambriolés ou pris en otage pour des cigarettes, les produits étant ainsi dotés de technologies analogues à des billets de banque et qui constitueraient des preuves pénales à charge contre les trafiquants de tabac.

Sommes toutes, des voies existent pour contourner l’imbroglio juridique dans lequel la Commission et l’industrie du tabac ont mis les États membres – s’assurant ainsi d’un nouveau report des règles de santé publique. Il reste à se demander si, comme à Bruxelles, l’emprise du lobbying de l’industrie du tabac au sein d’États membres comme la France est suffisamment forte pour surseoir – une nouvelle fois – un protocole de l’OMS qui dérange les intérêts pécuniaires des fabricants.

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