Toutes ces morts, d’autant plus violentes qu’elles sont volontaires, soulèvent d’invariables interrogations. Est-il possible de prévenir les suicides en milieu carcéral ? Je me suis toujours demandé si tout avait été fait pour éviter ce geste de désespoir et si l’indifférence ou l’insuffisance des relations humaines n’avaient pas facilité le passage à l’acte.
Certes, les situations sont toutes différentes, il n’en reste pas moins que le taux de suicide est particulièrement élevé dans les prisons françaises. Les facteurs de risque se concentrent en milieu carcéral chez les hommes. J’ai pu constater que ceux qui passent à l’acte souffrent généralement de pathologies psychiatriques, ont des conduites addictives encore des antécédents de violence. Ils sont, en outre, généralement isolés sur le plan affectif et familial et n’ont guère de perspectives d’inser tion professionnelle. Enfin les auteurs présumés ou reconnus d’infractions à caractère sexuel se suicident plus que la moyenne.
Paradoxale ment, il y a davantage de passages à l’acte chez les détenus purgeant une courte peine – comme c’était le cas pour Anthony. Par ailleurs, certains secteurs spécifiques sont plus touchés par ce phénomène : 15 % des suicides ont lieu dans les quartiers disciplinaires, 9,6 % dans les quartiers des nouveaux arrivants, 6,1 % dans les quartiers d’isolement. Il faut mettre ces pourcentages en rapport avec la faible proportion de détenus hébergés dans ces quartiers qui n’excède jamais 8 % de la population totale.
La permanence du phénomène suicidaire en prison m’est insupportable. Aussi, j’ai toujours été sensible à la mobilisation de l’administration pénitentiaire, des personnels et des intervenants pour faire face à ces drames humains. J’en ai beaucoup discuté avec les psychiatres pour connaître leur point de vue et leurs recommandations, dans le but de mettre en œuvre les dispositifs de prévention les plus efficients. Plusieurs rapports comme celui du professeur Terra ou de la commission « Albrand » ont permis de mettre en place des plans d’action : généralisation de la commission de prévention des suicides, grille d’évaluation du potentiel suicidaire, création de cellules de protection d’urgence à destination des détenus identifiés comme vulnérables.
Chaque établissement s’est vu allouer des dotations de protection d’urgence : linges de lit indéchirables pour rendre impossible leur transformation en corde (un drap entier ne permet pas la pendaison) et pyjama à usage unique se déchirant s’il est soumis à une forte tension. Par ailleurs il a été recommandé d’installer des interphones et des postes radio dans les cellules disciplinaires. Enfin les commissions pluridisciplinaires uniques favorisent la transmission des informations entre les différents acteurs pour permettre une meilleure prise en charge.
Évidemment, toutes ces mesures semblent aller dans le bon sens : elles empêchent de nombreux passages à l’acte, même si l’actualité nous apprend qu’on ne peut pas totalement éradiquer ce phénomène. Les suicides « réussis », si l’on peut parler ainsi, ne mettent pas tant en lumière les limites de l’efficacité du dispositif dans ses aspects matériels que l’absurdité du postulat de départ : à croire que les détenus ne se suicident que parce qu’ils en ont la possibilité ! Que cherche-t-on à faire, exactement ? S’agit-il juste de contraindre les détenus à ne pas mourir, à les maintenir en vie malgré eux, contre eux, dans des conditions qu’ils ne supportent plus ?
Cela revient à traiter le symptôme et non la cause première du mal. Car rien ne remplacera le facteur humain, le sens de l’écoute et l’accompagnement de chacun. Malheureusement la surpopulation pénale ne permet pas aux surveillants d’avoir le temps nécessaire au suivi des personnes détenues. Le sentiment d’abandon et l’indifférence sont propices aux crises suicidaires, et un pyjama jetable en papier n’est pas le remède miracle à une telle détresse.
Extrait de « Des hommes et des murs » de Joaquim Pueyo