L’insécurité des Français aujourd’hui

Avant d’essayer de répondre à ces questions, je dois commencer par préciser que je suis psychologue, psychanalyste et thérapeute familial. En 2010, j’ai publié un livre intitulé : « Violence de l’insécurité ». Cette recherche m’a amené à partir des enjeux sociétaux de l’insécurité. 

J’ai tenté de l’objectiver par le recours à des données statistiques et, dans la suite du livre, je me suis penché sur les mécanismes psychologiques qui expliquent l’insécurité ou, au contraire, le sentiment de sécurité.

Il me semble qu’il faut commencer par faire le tri dans tout ce que l’on va ranger sous le terme devenu fourre-tout d’«insécurité ». En français, il existait une distinction claire qui s’est perdue au cours du XXe siècle. On distinguait, en effet, d’un côté la « sûreté » et d’un autre côté la « sécurité ». La sûreté correspondait à toutes les mesures de protection objective dont pouvaient profiter un individu ou une communauté. La sécurité correspondait par contre à un sentiment : « la croyance bien ou mal fondée d’être à l’abri de tous périls ».

L’une et l’autre ne vont pas nécessairement ensemble. On peut parfaitement être en sûreté dans son appartement et ressentir une profonde insécurité, une angoisse massive (la France détiendrait d’ailleurs le record mondial de consommation d’anxiolytiques).

La violence n’est pas toujours facile à identifier ou à quantifier. C’est pourquoi, je me suis intéressé aux données statistiques sur les morts violentes pensant y trouver les indicateurs de tendances lourdes. Dans nos contrées, les taux d’homicides sont, en comparaison avec la plupart des autres pays de la planète, particulièrement bas. Ce qui confirmerait, selon moi, que nos sociétés sont arrivées à un niveau de sûreté particulièrement élevé (ce qui ne veut évidemment pas dire que nombre d’agressions ne se produisent pas effectivement, mais beaucoup moins que dans les temps anciens ou dans le reste du monde, au-delà des frontières de l’Europe). Par ailleurs, pour 2012, l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) fait états de 665 homicides et constate que ce chiffre traduit une poursuite de la diminution du taux depuis 1995.

Mais, ce que les statistiques nous apprennent aussi, c’est que nos sociétés connaissent par contre des taux de suicides assez élevés. Le suicide fait en France, chaque année, au moins 10.000 victimes. Si on compare ces chiffres, on observe qu’il y a un peu moins de deux homicides par jour et un suicide toutes les 50 minutes ! Il faut savoir aussi que dans au moins trois quarts des cas, on est tué par quelqu’un que l’on connaît (phénomène identique pour les abus sexuels). On peut donc dire, pour schématiser, que dans notre société, le risque d’être tué par un inconnu est 60 fois plus faible que celui de se suicider.

Or, le suicide est fortement corrélé à une extrême insécurité intérieure, à des épisodes dépressifs par exemple. Le suicide est aussi fortement corrélé à l’isolement, à l’usage de psychotropes, notamment d’alcool, aux phénomènes d’exclusion sociale, à la pression à la productivité sur les lieux de travail…

Il est difficile de conclure sur un sujet aussi complexe. Avec beaucoup d’humilité, avançons quand même que :
– les Français jouissent de manière générale d’un niveau de sûreté très élevé,
– mais la férocité du néolibéralisme et la crise économique ont augmenté les inégalités sociales et le chômage. Ce qui provoque nécessairement le développement d’une économie parallèle associée à une certaine violence criminelle. La crise du travail provoque une tension sociale généralisée qui peut se traduire par une augmentation des incivilités et d’un certain degré de violence sans pour autant aller jusqu’à l’homicide,
– à l’insécurité liée à la situation économique s’ajoute une insécurité liée à l’augmentation constante de l’isolement et de la solitude dans les sociétés individualistes modernes. Je pense avoir montré dans mon livre que la sécurité (comme sentiment) dépend de la qualité et de la fiabilité des relations avec son entourage proche mais aussi avec le sentiment d’occuper une place reconnue dans le fonctionnement social.

Pour résumer, la sécurité (comme sentiment) dépend de la qualité des solidarités collectives. De ce point de vue, l’augmentation de l’insécurité des Français est justifiée étant donnés les effets de fragmentation sociale que produit le néolibéralisme. Mais notre niveau de sûreté (protection objective) reste bien meilleur qu’on ne le dit. La médiatisation de l’un ou l’autre fait divers focalise des insécurités qui ont d’autres sources plus profondes. Cette distinction entre sûreté et sécurité est essentielle, parce que la tendance actuelle est de répondre à l’augmentation de l’insécurité (comme sentiment) par une augmentation de la sûreté qui à pour effet, quand elle est excessive, d’augmenter la fragmentation sociale et la mise à distance de l’autre produisant alors une augmentation du sentiment d’insécurité et ainsi de suite… jusqu’à peut-être menacer la démocratie elle-même.