Quand la justice crée l’insécurité : l’impunité est devenue la règle

Pour ceux qui ne s’intéressent pas de près au système pénal, l’idée qu’il pourrait y avoir une large impunité chez les criminels et les délinquants peut sembler exagérée. N’entend-on pas dire que le « taux de réponse pénale » avoisine les 90 %, ce qui signifierait que 90 % des délinquants reçoivent bien une sanction judiciaire ? La réalité est tout autre. 

D’abord parce que l’immense majorité des crimes et délits – 80 % au moins – n’est jamais examinée par la Justice. Soit parce que la victime n’a pas porté plainte, soit parce que la police n’a pas réussi à en trouver l’auteur. Et ensuite parce que les délinquants identifiés et présentés à la Justice ne sont le plus souvent condamnés qu’à des sanctions symboliques. L’impunité touche même les condamnés à de la prison ferme, lorsque leur peine reste purement et simplement inexécutée.

Chaque année, la Justice, dans son annuaire statistique, recense environ 4 millions d’infractions « juridiquement constituées » (4 171 011 en 20101). Il ne s’agit pas des petites infractions sanctionnées par des contraventions de police, qui atteignent un chiffre d’environ 20 millions. Il s’agit bien de 4 millions de crimes, de délits, ainsi que de « contraventions de cinquième classe », ces dernières pouvant concerner des violences ayant entraîné jusqu’à huit jours d’incapacité totale de travail.

Mais ces 4 millions d’infractions ne sont que la face émergée de l’iceberg de la criminalité. Car la plupart des crimes et délits commis ne donnent jamais lieu à la moindre plainte et restent inconnus de la police et de ses statistiques.

 

Porter plainte? Inutile !

Tout le monde, ou presque, a pu en faire l’expérience. Un soir de Noël, ma compagne et moi-même avons été victimes d’une agression mineure dans le métro parisien. Une bande de trois jeunes est montée dans la rame. L’un d’entre eux a entrepris de nous faire la conversation, pendant qu’un autre essayait discrètement de fouiller les poches de ma compagne, vraisemblablement dans l’espoir d’y trouver un smartphone. Heureusement, une personne a repéré ce manège et m’a averti d’un coup de coude.

Celui qui s’est fait repérer « la main dans le sac » s’est alors éloigné, non sans avoir au préalable insulté copieusementcette personne coupable d’avoir osé intervenir. Incontestablement, un délit était constitué, avec témoin visuel. Un délit mineur, bien sûr, sans autre préjudice qu’un désagrément momentané, couplé au sentiment plus durable qu’il faut toujours être sur ses gardes, y compris la veille de Noël, à 18 heures, en plein coeur de Paris, dans une rame remplie. Mais un délit tout de même, que notre code pénal nomme « tentative de vol ».

Pourtant, il ne nous est tout simplement pas venu à l’idée de porter plainte. Sans doute parce que nous savions que ce serait parfaitement inutile. De fait, il existe de nombreuses raisons pour lesquelles des victimes renoncent à porter plainte, y compris pour des agressions beaucoup plus graves. Le cas du viol est emblématique. D’après les enquêtes internationales, les victimes de viol ne portent plainte que dans 5 à 25 % des cas. Pourquoi une proportion si faible ? Pour toute une série de raisons spécifiques à ce crime, dont des sentiments de honte, voire de culpabilité de la victime, la crainte de ne pas être crue, ou encore, dans le cas des violences intrafamiliales, la réticence à accabler un proche.

Peur de représailles

La peur des représailles peut aussi jouer un rôle inhibiteur. Le violeur en série qui a sévi près de Paris en décembre 2011 menaçait ses victimes de revenir les tuer si elles prévenaient la police1. Ce type de menaces est également courant dans d’autres types d’agressions violentes, comme les « saucissonnages » à domicile. Dans ce cas, c’est la violence et la détermination que la victime lit dans les yeux de son agresseur qui vont être décisives dans son choix de porter plainte ou non.

Parfois, la victime d’une agression, sexuelle ou autre, renonce à porter plainte de crainte de subir un harcèle-ment répété de la part d’une bande qui habite à proximité. Un exemple – parmi cent autres – de ce harcèlement a récemment été rapporté par la presse. À Perpignan, un homme agressé au poing américain et à la barre de fer a été menacé sans répit par une bande après avoir déposé plainte. Les agresseurs voulaient le pousser à la retirer. « Nos voisins eux-mêmes nous le demandent, pour en finir avec cette histoire qui empoisonne la vie de l’immeuble. Boîte à lettres fracassée, courrier volé, je suis aujourd’hui obligée de convenir de rendez-vous avec la postière pour récupérer mes lettres », avait raconté sa compagne. C’est ainsi que dans des quartiers difficiles, l’impunité est nourrie par l’omerta autour des crimes et délits commis par une fraction d’individus.

Pour la masse des délits commis, le motif le plus fréquent du non-dépôt de plainte reste l’inutilité supposée de la démarche. Pourquoi porter plainte pour s’être fait voler 100 euros, alors que cela représente du temps perdu au commissariat et que les chances d’arrêter l’auteur et de récupérer la somme volée sont infimes ?

Lorsque le préjudice est limité, que l’assurance ne le couvre pas ou que la perspective de retrouver le coupable est illusoire, le dépôt de plainte est faible. Même lorsque l’auteur est identifié, la victime peut renoncer à porter plainte si elle anticipe l’absence totale de poursuites. L’exemple le plus frappant est celui des vigiles de grands magasins ou de supermarchés : dans la plupart des cas, ils se contentent de récupérer les objets volés et laissent partir les auteurs du délit.

Le véritable chiffre noir de la délinquance

Il existe donc toute une face invisible de la délinquance,faute de dépôt de plainte. Mais grâce aux« enquêtes de victimation », réalisées par l’INSEE et l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, ce « chiffre noir de la délinquance » commence à être cerné.

Parce qu’elles sont menées directement auprès de 25 500 ménages français, ces enquêtes permettent d’évaluer le nombre de victimes d’infractions et de savoir si elles ont porté plainte. Elles dévoilent que la plupart des crimes et délits font l’objet de taux de plainte inférieurs à 50 %1. Les vols avec violence ne sont rapportés à la police que dans la moitié des cas. Les violences physiques et sexuelles dans moins de 25 % des cas. Et les actes de vandalisme sur le domicile dans moins d’un cas sur dix. Les vols de voitures, quasiment toujours déclarés, et les cambriolages, qui le sont à 75 %, font figure d’exception.

Au total, les enquêtes réalisées directement auprès des citoyens montrent que les crimes et délits dont ils sont victimes dépassent les dix millions, au moins deux fois plus que les 4 millions répertoriés par la Justice. Toutesles 24 heures, on compte ainsi 11 000 vols, 1 780 agressions et 264 viols et tentatives de viols2. Et l’on ne parle ici que des crimes et délits causant des victimes directes. Dans le cas des trafics de drogue ou des fraudes, qui sont rarement détectés, aucun sondage ne permet de connaître leur véritable niveau.

 

Extrait de « Quand la justice crée l'insécurité » de Xavier Bébin

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