Témoin coopérant : un statut à encadrer d’urgence

Témoin coopérant

Les systèmes juridiques sont des réalités vivantes et évolutives. En matière criminelle, pour des raisons liées à son soft power à travers le monde, le système procédural américain inspire de nombreuses évolutions à des traditions judiciaires pourtant éloignées. Ainsi, le « plea deal », issu de la Common Law, a gagné de nombreuses juridictions à travers le monde sous des formes diverses et variées. Il offre la possibilité pour le procureur de passer des accords discrétionnaires avec certains des accusés.

En France, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), ou « plaider-coupable », désigne un mode de traitement de certaines infractions qui consiste, depuis la loi du 13 décembre 2011, au terme d’une procédure allégée, à proposer au prévenu une peine inférieure à celle encourue, en échange de la reconnaissance de sa culpabilité. Des organismes indépendants, comme l’Autorité de la Concurrence, se sont aussi engouffrés dans cette brèche, et ont proposé un Programme de clémence, qui permet à l’institution d’accorder aux entreprises un traitement favorable (immunité totale ou partielle de l’amende encourue) si elles dénoncent leur appartenance passée ou actuelle à une entente.

En Italie, face à la menace de la mafia, des systèmes d’immunité judiciaire pour des témoins clés capables de faire tomber de larges organisations criminelles avaient été instaurés dès les années 80.

Selon une étude de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le crime, des pratiques similaires existent désormais dans des pays aussi variés que les Philippines, l’Allemagne, l’Afrique du Sud, la Chine, la Colombie, l’Australie. Un développement également lié à l’intensification de la menace terroriste depuis les années 2000.

Témoin coopérant : un emprunt à la tradition anglo-saxonne

Le cas le plus emblématique de ces emprunts procéduraux est celui des « témoins coopérants » : des individus mis en cause dans une affaire, qui obtiennent l’impunité en échange de leur témoignage contre d’autres complices. Ces individus sont connus sous diverses appellations : témoins coopérants, témoins de l’accusation, collaborateurs témoins, collaborateurs de la justice, témoins à charge, indicateurs importants et pentiti (“repentis” en italien). En anglais, on parlera plus volontiers de « cooperative witness ».

L’allègement de la peine encourue par un repenti qui accepte de témoigner contre un délinquant trouve ses racines dans le système pénal anglo-saxon de Common Law. La pratique de l’approvement, forme archaïque de grâce – totale ou partielle – pour un criminel qui aiderait à accuser ses complices, disparaît fin du XVIIe siècle au profit du système de « témoin de la Couronne ». L’indulgence vis-à-vis des collaborateurs de justice « témoignant de manière complète et sincère » devient progressivement une jurisprudence, une constante dans la pratique du droit anglo-saxon (Alschuler, 1979,14 ; Tak, 1994,5), au point qu’en 1878, la Cour suprême des États-Unis la reconnaît officiellement (Hughes, 1992,8).

Cette évolution, souvent favorable à la résolution d’affaires complexes, n’est toutefois pas sans poser un certain nombre de questions.

Des critères de constitutionnalité strictement encadrés

De fait, ces approches de « clémence » ou « d’immunité » alimentent un vaste débat doctrinal, dans la mesure où elles sont importées d’une tradition juridique (les États-Unis d’Amérique) où leur validité au regard des grands principes juridiques (due process, fair trial) est strictement encadrée, ce qui n’est pas toujours le cas dans d’autres juridictions où leur apparition est plus récente et moins assurée.

Des critères rigoureux doivent pourtant être appliqués pour éviter des dérives évidentes : parjures, fausses déclarations et opportunisme de criminels prêts à tout pour échapper à la prison. La première exigence concerne les critères rigoureux d’admission au statut. Ils sont au nombre de deux :

  • La fiabilité des témoins
  • La qualité des preuves apportées

Sur la fiabilité des témoins, il est d’usage constant que le procureur général refusera le statut de témoin bénéficiant de l’immunité à un individu qui aurait donné un témoignage douteux. Cette dimension s’apprécie au regard à la fois de l’exhaustivité (un témoignage incomplet, ou qui ne serait pas complet ab initio, sera considéré comme irrecevable) et de la cohérence (une variation dans le témoignage au fil des auditions ou de la procédure, même sur des points mineurs, entrainera son rejet).

C’est ce qu’indique très clairement la Federal Rule of Evidence n°806 (les Règles fédérales de preuve, qui codifient la loi sur la preuve qui s’applique aux tribunaux fédéraux américains), en vertu de laquelle sera écarté le témoignage d’une personne dont les déclarations auraient varié dans le temps, à quelque point de la procédure que ce soit, et y compris lors de déclarations hors procédure (aux médias, par exemple).

Plus globalement, le critère de moralité du témoin sera étudié avec attention, pour éviter de faire du statut un refuge pour criminel endurci (avec en sus des risques de récidives, dont la responsabilité pèserait directement sur le parquet ou le procureur).

Sur la qualité des preuves apportées, l’ensemble de la doctrine (tant du côté de la jurisprudence américaine que des instances internationales) précise que les témoins doivent apporter des preuves circonstanciées et matérielles (il ne suffit pas d’un témoignage se contentant de rapporter une infraction qu’il aurait simplement constatée comme spectateur). De fait, un témoin seulement déclaratif serait insusceptible d’un examen contradictoire, se rapportant de facto au ouï-dire (hearsay de la procédure américaine).

Surtout, ces preuves doivent concerner une infraction de type « criminalité organisée », « traite humaine » ou terrorisme. C’est-à-dire se rapporter à une affaire d’une gravité et d’une complexité importantes.

Encadrer la liberté du procureur : une nécessité impérieuse

Par ailleurs, la dimension éthique de cette pratique amène les Cours supérieures à encadrer les choses du point de vue de la capacité du procureur à proposer un accord, et du point de vue de la manière dont cet accord peut être trouvé. En ce qui concerne la latitude dont jouit le procureur en la matière, il fait l’objet d’un débat doctrinal qui a mis au jour la fragilité de certaines approches, qui ne seraient pas tenables en droit devant des Cour supérieures (Cour Suprême américaine, Cour Européenne des Droits de l’Homme…).

Premièrement, l’immunité devrait être le plus souvent partielle, et consister uniquement en une remise de peine. Il en va également de l’éthique. Concrètement, l’immunité partielle n’est alors acquise qu’à l’issue du procès, et pour un quantum de la peine.

Cela a un impact sur la seconde dimension : le fait que le procureur ne doit pas se servir de la détention provisoire comme levier psychologique pour extorquer des aveux. Il a été pointé par de nombreux chercheurs que, dans ce cas, le risque de faux témoignage est important, et que le respect des droits de l’accusé sont alors bafoués (au risque de rendre l’entièreté de la procédure irrecevable lors des appels successifs).

En Allemagne, en Autriche, en Belgique, Espagne, en Italie et aux Pays-Bas les dispositions sur le traitement pénal favorable accordé aux repentis sont encadrées par la loi. Ces dispositions ne sont applicables qu’à certaines infractions, souvent limitativement énumérées et limitées aux cas de criminalité organisée (association de malfaiteurs, trafic de stupéfiants ou de fausse monnaie, terrorisme…). Ce statut ne suit toutefois pas toujours le clivage traditionnel droit romain-Common Law. La Norvège, pays de droit romain, n’a pas de loi pour encadrer cette pratique. A contrario, le Royaume-Uni, pays de Common Law a adopté le Serious Organised Crime and Police Act en 2005, qui donne aux programmes de protection des témoins une base légale.

Une valeur probatoire remise en cause

Mais plus largement, une des principales difficultés liées à ces procédures est d’établir la valeur probatoire des déclarations faites par les « repentis ». Un criminel est en effet fortement incité à témoigner par la possibilité d’obtenir une réduction de la peine qu’il encourt, peu importe la vérité des informations partagées. « Il ne fait aucun doute que ce qui est en jeu est important pour un témoin collaborateur, similairement à un défendeur qui témoigne, et qu’il ne dit pas nécessairement la vérité », comme le résume l’avocat américain Michael Volkov, avocat fondateur du cabinet Volkov Group, et expert en procédure criminelle.

Ce biais est anticipé par les cours de justice anglaises et les cours fédérales américaines, fortes de leur longue expérience dans le domaine, qui invitent les jurés à la prudence lorsqu’une condamnation risque d’être prononcée sur la seule base des déclarations d’un repenti. De même, l’Italie, pays qui a lui aussi un recul substantiel sur ces questions du fait de son cadre élargi, dispose dans son Code de procédure pénale que les informations fournies par les repentis, « sont évaluées concurremment avec les autres éléments de preuve qui en confirment la crédibilité ».

La loi néerlandaise sur les collaborateurs de justice va plus loin, établissant non seulement qu’aucune déclaration de culpabilité ne peut reposer sur les seuls dires d’un repenti, mais également que tout jugement prenant en compte les témoignages d’un repenti doit être motivé à cet égard. Ce faisant, elle réduit considérablement le risque d’un criminel qui, sous couvert de participer à une information judiciaire, minimise ses crimes et en fait porter la responsabilité à un coauteur afin d’échapper à une peine très lourde.

Une usine à faux-témoignages ?

Si les Pays-Bas ont fait preuve d’exemplarité dans leur adaptation des recommandations internationales en matière de protection des témoins, d’autres pays se démarquent a contrario par des procédures qui produisent un effet contreproductif : une incitation au mensonge. Si les contrôles des « aveux » d’un co-criminel sont faibles, ce dernier aura tout intérêt à mentir pour essayer d’obtenir une immunité. Ce type de témoignage peut éventuellement, lorsque les procureurs, les juges ou les jurés acceptent le témoignage faux ou incorrect d’un témoin collaborateur comme un fait, conduire à des condamnations erronées de personnes accusées à tort.

De fait, faute de contrôles suffisants, cela revient à introduire une prime aux faux témoignages. Témoignages contre lesquels l’accusé dispose de peu d’options pour se défendre. « Un aveu de l’accusé (surtout s’il est en détention) ne garantit pas sa fiabilité et ne prouve donc pas toujours la culpabilité réelle de l’accusé », résume Peter Šamko, Juge de la Cour régionale de Bratislava (Slovaquie).

Et ce d’autant que les programmes de protection, sous certaines conditions de sécurité, protègent le témoin d’une confrontation contradictoire sur ses affirmations, comme le notent Reid H.Weingarten et Brian M. Heberlig dans une note de doctrine publiée par l’American Criminal Law Review, consacrée aux risques posés par un système d’immunité sans contrôles approfondis des affirmations des repentis de justice : « L’ensemble des règles actuelles permet aux procureurs de (1) décider arbitrairement  que les témoins collaborateurs disent la vérité (…) et (2) d’utiliser cette détermination pour justifier les décisions d’inculpation et d’immunité qui placent les déclarants co-conspirateurs en possession de preuves à décharge (ou, selon le ministère public, les « mensonges intéressés ») hors de portée du défendeur. »

Quand les faux témoignages tuent

Un autre type de dérive lié à la « Loi sur les repentis » italienne a justement été exposé par la chercheuse Béatrice Fracchiolla qui évoque le risque d’un témoignage dans une optique marchande :

« La logique habituelle fait que le ‘repenti’ peut compter sur des remises de peine proportionnelles au nombre de personnes dénoncées. […] Chaque dénonciation fournie par un repenti était suivie par des arrestations, aussi longtemps que la détention restait une arme de pression permettant d’obtenir des repentirs ultérieurs. La logique du ‘repentisme’ finit par entrer en crise dans le cadre du droit commun avec le cas d’Enzo Tortora, un présentateur de télévision très populaire, décédé à la suite des conditions de sa détention. Il avait été condamné à des années d’emprisonnement en tant que membre d’une association de malfaiteurs, sur la base de dénonciations qui, par la suite, se révélèrent fausses et préparées à l’avance.

Devant donc, ce type d’injustices et abus, liés notamment à ce traitement pénitentiaire, un texte a été adopté en 2001 visant à dissocier l’incitation à la collaboration de la protection, et à sélectionner plus rigoureusement les bénéficiaires des programmes de protection (Sénat 2003 : 40). »

La détention provisoire augmente le risque de faux-témoignage

Mais le dévoiement le plus manifeste observé dans l’adoption d’un système de protections des témoins judiciaires est né de la volonté de fabriquer un témoignage, souvent pour des motifs politiques. Ce phénomène peut être illustré par le cas de la Slovaquie, qui a adopté une approche peu encadrée de la collaboration judiciaire. Plusieurs magistrats du pays estiment qu’en l’état, la pratique laisse libre cours à des condamnations sur la base de simples témoignages de personnes déjà inculpées en échange de réductions de peine, sans vérification approfondie de leurs affirmations. « Il ne s’agit plus de cas isolés, mais d’une approche ciblée appliquée en droit pénal. Il s’agit, dans une certaine mesure, d’un système qui repose sur l’accumulation de repentis et qui, en même temps, est dépendant des repentis, car il a besoin de produire de plus en plus d’accusés pour sa survie – des repentis qui « amènent » de plus en plus de suspects et de plus en plus d’accusés, qui sont ensuite transformés en repentis en détention, et ainsi la chaîne de suspicion augmente constamment, se nourrissant de nouvelles affaires criminelles et de nouvelles personnes ».

Il découle du principe de la présomption d’innocence que les aveux de l’accusé ne sont pas suffisants et doivent être corroborés par d’autres éléments pour avoir valeur probatoire. Un système où il suffit d’accuser quelqu’un pour le faire condamner est, comme nous l’avons vu, faillible – voire dangereux – lorsque cette permissivité est exploitée par des criminels qui veulent transférer leur peine à d’autres accusés.

Mais dans ce cas précis, la défaillance va plus loin, avec une tendance dénoncée par les juges du ministère public lui-même à utiliser de faux témoignages pour accélérer la procédure judiciaire. Ainsi, afin d’obtenir des témoignages, les représentants de l’État s’appuient une méthode dite de « préparation de l’accusé ». Elle instrumentalise de fait la période de détention provisoire ou d’incarcération des accusés afin de les inciter à témoigner. Seulement, au regard de l’encadrement très lâche des moyens d’obtention d’un témoignage, des acteurs peu scrupuleux peuvent avoir recours à « une ingérence violente dans le psychisme d’une personne » pour inciter les inculpés à passer aux aveux, qui pousse même certains accusés ou condamnés à proférer des fausses accusations pour mettre un terme à cet état qualifié de « torture » par les auteurs[1].

La Slovaquie au banc des accusés

La Slovaquie est donc en train de devenir le cas type d’un pays faisant une application cavalière, pour ne pas dire opportuniste, du recours à ce type de témoin. Au risque de fragiliser le respect des grands principes de l’État de droit, et du droit à un procès équitable, et donc de décrédibiliser son système judiciaire aux yeux des autres parties prenantes.

En donnant l’immunité à des criminels reconnus, sous la pression d’une détention provisoire parfois qualifiée de « torture », pour obtenir de simples déclarations incriminant des personnalités, et en basant des procédures entières sur ces seules déclarations sans chercher à les corroborer matériellement, le Procureur spécial du pays a attiré l’attention des autorités européennes pour lesquelles il ne fait aucun doute que toute condamnation dérivée de ces procédés serait cassée par les Cours Européennes pour non-respect des standards légaux de l’Union.

Ce que résument Reid H. Weingarten et Brian M. Heberlig, dans l’American Criminal Law Review (2006) en indiquant que « au prétexte de la ‘’liberté de mener les poursuites’’ en matière d’immunité et d’inculpation, le gouvernement se donne la possibilité d’empêcher l’accusé » de se défendre équitablement. « De telles tactiques [de la part du procureur] peuvent conduire à des verdicts profondément injustes », ajoutent les deux auteurs. Et sur lesquels les Cours européennes ne manqueront pas de se pencher.

Conclusion

Les collaborateurs de justice peuvent être un outil déterminant pour résoudre des affaires criminelles complexifiées par des réseaux – mafieux, terroristes – qui s’internationalisent. A ce titre, le statut ne doit pas être écarté au motif qu’il n’est pas parfait. Peu de mesures le sont et ce système demeure relativement jeune, en particulier au sein de l’Union européenne ce qui laisse une marge de progrès importante. Pour autant, il importe qu’il soit suffisamment encadré pour éviter des dérives.

La difficulté vient du fait qu’il n’existe pas de système parfait. « Il est un peu illusoire de croire que l’on peut imposer à des pays de s’harmoniser sur tel ou tel système », note justement Thierry Vallat, avocat au Barreau de Paris spécialiste de la criminalité organisée. L’élaboration d’une règlementation européenne à force exécutive serait donc contreproductive, car les mesures très spécifiques qui conviennent au cas italien seront peut-être totalement inadaptées en Suède ou en Pologne. Les spécificités du statut de témoin protégé doivent être déterminées au cas par cas, en vertu de la situation locale – un processus qui peut causer des erreurs et nécessite des réajustements réguliers.

C’est bien là qu’il faut soulever le point de vigilance le plus important. A trop vouloir, par le témoignage d’un repenti, faciliter la résolution d’affaires complexes il y a deux écueils : Le premier est d’injustement alléger la peine des criminels les plus dangereux et impitoyables, qui pourront aller jusqu’à exploiter le système pour faire tomber leurs co-accusés à leur place (avec des risques accrus de récidive qui questionnent le sens du processus lui-même). Le second est d’accorder une valeur probatoire à tout témoignage qui va dans le sens d’une résolution rapide de l’affaire, au risque de contrevenir aux principes les plus élémentaires de la preuve. Les deux derniers exemples de la présente analyse montrent que dans le pire cas, la recherche de résultat à tout prix peut mener à des dérives, parfois graves, et un dévoiement potentiel du système judiciaire lui-même.

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