Traçabilité des cigarettes : l’influence insidieuse des cigarettiers

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Les industriels du tabac continuent d’intercéder pour imposer leurs propres systèmes de traçabilité des cigarettes, en se fondant en grande partie sur des études à la méthodologie tronquée gonflant artificiellement la part des cigarettes de contrebande dans le commerce global de tabac.

Gonfler les statistiques pour influer sur les politiques publiques

Alors que les industriels du tabac semblent vouloir adopter une nouvelle stratégie commerciale fondée sur les produits « à risque réduit », comme le tabac chauffé, la réalité montre que les anciennes stratégies de financement d’études à visée d’influence continuent, bien que de manière plus détournée qu’auparavant. L’un des stratagèmes utilisés par les cigarettiers aujourd’hui est le soutien à des études grossissant statistiquement le chiffre des cigarettes illicites vendues sur un territoire donné.

Un cas particulièrement parlant est celui des chiffres de vente des cigarettes illicites au Pakistan. Selon un rapport de la Banque Mondiale, le pays est l’un des plus gros consommateurs de tabac au monde, avec des conséquences catastrophiques en termes de santé publique. Un marché particulièrement stratégique pour les cigarettiers, qui se heurtent à une baisse des ventes en Europe et aux États-Unis.

Pour être plus précis, l’industrie du tabac a fait valoir que le commerce illicite de cigarettes représentait dans le pays pas moins de 41,9 % du total en 2017, basant ce chiffre sur une étude réalisée par Oxford Economics. Or, comme l’affirme le rapport de la Banque Mondiale, ainsi que des journalistes pakistanais, cette étude est loin de représenter fidèlement le tableau de la consommation du pays. Non seulement une partie des données de cette étude a été fournie par les industriels eux-mêmes, mais surtout les méthodes employées sont soit invalides du point de vue statistique (méthode « empty pack surveys »), soit non reproductibles par des chercheurs indépendants (audits qualitatifs sans systématisation de l’enquête).

Pire, la conclusion de plusieurs de ces études est que l’imposition de taux de taxation de plus en plus élevés sur les cigarettes vendues légalement augmenterait de façon quasi-proportionnelle la part de consommation illicite. Manière détournée pour tenter de déconstruire l’un des meilleurs outils de santé publique dans la lutte contre le tabagisme : l’augmentation des taxes sur les produits du tabac, toujours préconisée par le dernier rapport de l’OMS en la matière, qui réaffirme le lien de causalité entre hausse du prix du paquet et chute du niveau de consommation.

D’autant que le marché parallèle de cigarettes est bien souvent alimenté par … les industriels eux-mêmes. En décembre 2020, de nouvelles accusations, portées par Raoul Setrouk, dirigeant d’un cabinet d’études, sont venues ébranler les géants du tabac. Dans le cas français, Raoul Setrouk affirme qu’une partie des cigarettes vendues dans le pays seraient « introduites clandestinement » par la Méditerranée, grâce à des intermédiaires des cigarettiers. Une plainte a même été déposée, à laquelle a souhaité s’associer le député écologiste français François-Michel Lambert. En juin 2018, Younous Omarjee, eurodéputé, avait lui aussi dénoncé le rôle trouble des multinationales dans le marché parallèle dans le cadre d’un rapport intitulé « Le Livre noir du lobby du tabac en Europe ». Un manque à gagner fiscal colossal pour l’État et, surtout, un moyen pour les cigarettiers de lutter contre les effets positifs de la hausse du prix du paquet sur la consommation.

De la vigilance des ONG à la mise en place de règles internationales

Dans le cas pakistanais, une étude indépendante réalisée par l’ONG SDPI (Sustainable Development Policy Institute) affirme, quant à elle, que loin des 41,7 %, la part du commerce illicite se situerait plutôt de l’ordre de 9 %. Une variation de 30 points de pourcentage justifiée par deux buts très précis : obtenir des allégements fiscaux sur les ventes de tabac, afin de maintenir un fort niveau de consommation dans le pays, et imposer leur propre système de traçabilité. C’est notamment le cas de Philip Morris, qui agit à travers la société Inexto, dont l’outil de lutte contre la contrebande, Codentify, a été financé par le géant du tabac. La Haute Cour d’Islamabad a d’ailleurs annulé le contrat de plusieurs millions signé avec la société locale NRTC souhaitant utiliser le système d’Inexto, après la découverte de ces irrégularités dans l’appel d’offres.

Outre la question de l’illégalité en termes de droit des affaires de ce genre de manœuvre, ce cas est contraire aux normes internationales, édictées par l’OMS, qui aspire à l’adoption généralisée de systèmes de traçabilité impartiaux et surtout indépendants de l’influence des cigarettiers. C’est dans ce sens qu’abonde le protocole pour éliminer le commerce illicite de tabac de la FCTC, l’organisme en charge de la lutte antitabac de l’OMS. Ce protocole préconise, à l’article 8, « un régime mondial de suivi et de traçabilité comprenant des systèmes nationaux et/ou régionaux […] et un point focal mondial pour l’échange d’informations situé au Secrétariat de la Convention-Cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac. »

Le protocole détaille ensuite de façon technique et légale les dispositions à mettre en œuvre pour harmoniser les mécanismes et les pratiques de contrôle et de traçage. Il précise également dans les trois derniers paragraphes de l’article que les obligations liées au protocole ne doivent pas être remplies par l’industrie de tabac ou déléguées à elle, et insiste sur la vérification d’éventuels conflit d’intérêts parmi les parties prenantes.

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